Entré dans le staff de l’équipe de France en septembre 1995, Jean-Christophe Mabire fête ses 30 ans parmi les Bleus. Le kinésithérapeute des Bleus est un personnage central de l’histoire de l’équipe de France : il a vécu 12 des 13 titres remportés. Il revient sur son parcours et quelques souvenirs, notamment un clin d’œil à son ex-collègue, Philippe Soubranne, autrefois en charge des médias, qui est décédé samedi dernier.
Tu es un pilier historique du staff de l’équipe de France. Est-ce un honneur, ou au contraire, cela indique que tu te rapproches de la fin ?
Les deux. En fait, c’est un honneur parce qu’effectivement, moi je suis arrivé au sein de cette équipe en septembre 1995, au retour du premier titre de champion du monde. Et j’ai duré dans le temps, j’ai traversé toutes les grandes épopées, donc c’est un peu une fierté. Et d’être toujours là, c’est quelque chose déjà qui m’anime, parce que j’y prends beaucoup de plaisir, au service de cette équipe et de travailler avec les différents staffs. Ensuite, effectivement, on peut aussi voir le bout du tunnel arriver. Pour l’instant, ce n’est pas d’actualité, parce qu’on est centré vraiment sur le projet de la compétition qui arrive en janvier, et à terme sur les Jeux de Los Angeles 2028, et peut-être le Mondial 2029 en France.
Alors, question un peu basique, mais comment rentre-t-on dans un staff d’équipe nationale ? Quelles ont été les grandes dates de ton parcours dans le hand, et ce qui a fait que tu as associé ton activité pro à ta passion sportive ?
Mon parcours est un peu classique. Déjà, j’étais joueur à la base. J’ai fait partie des sélections lorsque j’étais en sport-études à Évreux. À l’époque, Daniel Costantini était lui-même entraîneur de la sport-études de Marseille. J’ai eu un parcours de joueur de bon niveau. je me suis arrêté aux portes des équipes de France jeunes.
Après, je suis devenu kiné. Pour le service militaire, j’ai postulé pour l’école interarmées des sports à Fontainebleau, au Bataillon de Joinville. J’ai rencontré Sylvain Nouet, avec qui j’ai eu le plaisir de travailler pendant un an. À la sortie de mon armée, je lui ai proposé mes services, en me disant que si la Fédé avait besoin de moi, je pouvais être disponible. Et ça a été le cas un an et demi après, où j’ai été appelé par le médecin fédéral de l’époque, parce qu’il manquait un kiné.
Je suis rentré à la Fédé en 1992, d’abord auprès des équipes de jeunes. J’ai rapidement été mis avec l’équipe de France A garçons, parce que le kiné arrêtait.
Étant de la génération de tous ces célèbres Barjots, je les connaissais déjà en tant que joueur : j’avais joué contre certains, avec d’autres. L’intégration a été rapide. Depuis cette époque, j’ai eu le plaisir de poursuivre et d’allier ma passion à ma profession.
Quand on jette un regard sur 30 années, ta vie familiale et ta vie amicale sont totalement rythmées, tous les 4 ans par l’été olympique, tous les mois de janvier,
Oui, j’ai parfois dit en rigolant que l’équipe de France était la maîtresse de mon couple. Effectivement, depuis 30 ans, mon épouse a toujours accepté ce parcours professionnel parce qu’elle connaît ma passion pour mon métier et mon sport. Elle n’a jamais remis ça en cause, même si ça a nécessité beaucoup de sacrifices.
Quand j’ai commencé, j’avais déjà un petit garçon en bas âge, et elle s’est retrouvée à devoir s’en occuper toute seule quand je partais en stage. En plus, elle aussi avait son travail. La chose, c’est qu’elle était aussi handballeuse, donc elle comprenait le principe. Au début, c’était facile. Après, à partir des années 2000, les compétitions ont changé de date – elles sont passées de fin mai/début juin à janvier -. Et donc depuis 2001, il y a une tradition : je fête mon anniversaire non pas avec ma famille, mais avec ma deuxième famille, celle de l’équipe de France. Donc ça fait bientôt 25 ans que je fête mon anniversaire avec mes amis du handball plutôt qu’avec ma famille.
Dans notre travail, on s’investit énormément : les stages, les visios de préparation, les regroupements plus longs que ceux des joueurs… tout ça demande du temps et de l’énergie.
Mais si ta vie personnelle n’est pas en phase, si ta famille ne comprend pas et ne soutient pas cet engagement, tu ne peux pas tenir. Tu ne peux pas être à la fois bien ici et bien chez toi.
Moi, j’ai eu la chance d’avoir une famille qui a toujours été là, toujours compréhensive. Et je lui dois beaucoup.
Le monde du sport s’est considérablement professionnalisé, notamment l’équipe de France masculine. Aujourd’hui, dans le staff, il y a entre 12 et 14 personnes. C’est une grande tablée, alors qu’à l’époque, vous étiez très peu nombreux. En quoi ton rôle a changé ?
Effectivement, avec l’évolution du professionnalisme autour de l’équipe de France, le rôle de kiné s’est un peu plus recentré sur l’activité de soin. Quand j’ai commencé, dans le staff, on était cinq : l’entraîneur, l’adjoint, l’intendant, le médecin et le kiné. Parfois, l’intendant faisait aussi entraîneur adjoint. Côté kiné, on faisait aussi un peu de réathlétisation, de préparation physique quand les joueurs étaient blessés. On animait parfois les séances de musculation.
Aujourd’hui, avec l’arrivée des préparateurs physiques – d’abord en 2004 avec Alain Quintallet -, toute cette partie a été redonnée aux techniciens. Nous, on s’est recentrés sur le côté médical, le soin, la préparation, et surtout la récupération. À l’époque, il n’y avait pas d’étirements : l’entraînement se terminait, on prenait la douche et on rentrait. La prévention, la récupération, tout ça n’existait pas. Maintenant, on a pris conscience de l’importance pour la performance, pour pouvoir enchaîner les matchs tous les deux jours.
On va parler des premières fois : premier titre mondial en 2001, premier titre européen en 2006, premier titre olympique en 2008… Est-ce que ce sont ces premières fois que tu retiens dans l’intensité de l’émotion ?
Quand les gens me posent la question « c’est quoi ton plus beau souvenir ? », je dis qu’il y en a plein. Chaque compétition est une histoire différente : une équipe différente, un contexte différent, parfois des blessés. L’objectif est toujours le même : gagner mais l’histoire change à chaque fois.
Le premier titre de champion du monde, en 2001, c’était en France, avec la famille dans les tribunes. C’est marquant.
Le premier titre européen, en 2006, aussi, parce que c’était une première. Et puis le championnat d’Europe, c’est peut-être la compétition la plus difficile.
Et le premier titre olympique, c’est encore autre chose, c’est le Graal. Participer aux Jeux, gagner cette médaille d’or, c’est extraordinaire.
Mais pour moi, ce qui vaut encore plus, c’est le remerciement des joueurs à la fin de la compétition. C’est ça, la plus belle des récompenses.
Au travers de Daniel (Costantini) et de Claude (Onesta), qui sont les deux grands bâtisseurs avec lesquels tu as le plus travaillé. Est-ce qu’au travers d’eux, tu t’es senti embarqué dans une incroyable aventure ?
J’ai eu le privilège de travailler aux côtés de ces deux monuments du handball. Deux personnages complètement différents. Je ne vais pas dire opposés, mais presque.
Daniel, c’était un solitaire, centré sur le handball, uniquement. Tout ce qu’il y avait autour, c’était presque plus son problème – mais pour nous, ça l’était – parce qu’il fallait le gérer. Claude, lui, était beaucoup plus participatif. Il voulait embarquer les gens, il déléguait. Mais ils avaient en commun une chose : à partir du moment où ils t’acceptaient à leurs côtés, ils te faisaient confiance. Et il fallait montrer que tu méritais cette confiance.
Avec Daniel, j’ai travaillé pendant six ans. Avec Claude, pendant seize ans.
Et là, c’était encore différent, parce qu’on a contribué à faire évoluer le staff, à intégrer petit à petit de nouvelles personnes.
Avec Claude, j’ai toujours eu à mes côtés mon ami Vincent Griveau, qui est là depuis très longtemps aussi. Notre mission première, ça a toujours été d’être au service du fonctionnement de l’équipe.
Et évidemment, quand tu passes plus de cent jours par an pendant seize ans avec les mêmes personnes, il vaut mieux bien s’entendre !
Cela crée des relations qui dépassent le cadre professionnel. On s’est retrouvés en vacances ensemble, en week-ends, au ski… Nos familles se connaissent, nos enfants aussi. Ces moments partagés montrent qu’on était tous dans le même bateau, avec les mêmes sacrifices familiaux, pour faire briller l’équipe de France.
Tu as connu évidemment Didier Dinart, Guillaume Gille, Yohann Delattre comme joueurs, tu as vu grandir Kentin Mahé, Melvyn Richardson… Le temps qui passe sous tes yeux…
La première chose, c’est que quand tu vois arriver les fils d’anciens, tu prends un petit coup sur la tête ! Tu te dis que tu viens de traverser une génération. Ça te fait relativiser. Je me souviens d’une anecdote avec Charles Bolzinger, quand il est arrivé en équipe de France : je lui ai dit « Tu vois, tu n’étais pas né, j’étais déjà champion du monde. » Ça les amuse toujours.
Les coachs me faisaient confiance quand ils étaient joueurs, donc c’est naturel que je leur fasse confiance en retour quand ils sont devenus coachs.
Lorsque la série « Or Normes » est sortie, certains ont été surpris. Les plus jeunes ne connaissaient pas vraiment mon parcours. Alors parfois, ils viennent me poser des questions : “C’était comment, à l’époque ?”
Je ne dirais pas que je suis dépositaire de l’histoire du handball français, mais j’y ai participé. Et c’est une fierté. Avec le temps, je suis un peu devenu le “sage” du staff. J’essaie parfois de ramener un peu de calme, de recul, quand les choses deviennent tendues.
Tu as sûrement des centaines d’anecdotes à raconter… mais est-ce qu’il y en a une que tu n’as encore jamais racontée ?
Question piège ! Oui, j’ai une anecdote, quelque chose qui me fait encore sourire quand j’y repense.
J’ai eu la chance d’avoir comme compagnons de route des gens comme Michel Barbot et Philippe Soubranne, qui malheureusement ne sont plus là aujourd’hui. « Soubi », c’était un mec très attachant. Je me souviens d’une compétition en Allemagne. À l’époque, on n’avait pas le confort d’aujourd’hui – pas de salles de soins, pas de chambres adaptées – donc on faisait les soins… sur le palier devant les ascenseurs ! (rires)
Et un jour, Soubi, qui avait un tendon d’Achille un peu sifflant, me demande :
« Tu veux bien regarder ? »
Alors je l’examine, au milieu des allées et venues dans le couloir. Et puis, avec les collègues, on a eu une idée un peu idiote… On l’a attaché à la table de massage. Avec des chaînes !
C’était l’heure du repas, on est partis le laisser là, attaché sur la table. Les gens sortaient de l’ascenseur et voyaient Soubi enchaîné, sans comprendre ce qui se passait. On a bien ri après coup. Ce sont ces petits moments de camaraderie qui marquent une vie dans le staff.
As-tu une idée du nombre de matchs que tu as faits avec les Bleus ?
Franchement, non. Je ne me suis jamais amusé à compter. Ce n’était pas une ambition pour moi. J’ai le privilège d’exercer ma passion, mon métier, avec des gens que j’aime et respecte, et ça m’a toujours suffi.
Je crois que j’ai dû rater un seul stage, pour raison de santé. Mais sinon, j’ai toujours été là. Seuls les gens de la Fédération, qui compilent les feuilles de match, pourraient dire exactement combien j’en ai fait. Je pense être à plus de 500 matchs, sans doute, mais encore une fois, ce n’est pas ça qui m’importe.
As-tu des petits rituels quand tu es sur le banc ?
J’aime toujours m’asseoir sur la dernière chaise au bout du banc, avec la mallette à côté de moi. Ma mallette de glace est sous la chaise, mon marqueur dans la poche droite pour noter les bouteilles des joueurs.
Les chaises du banc sont souvent reliées entre elles par des serflex. Moi, j’attends toujours un peu avant de les couper, pour pouvoir me décaler facilement si je dois intervenir.
Ce ne sont pas des tocs, juste des habitudes. Une façon de se rassurer, de faire les choses dans le même ordre, pour être sûr de ne rien oublier. Parce qu’en match, parfois, il faut réagir en quelques secondes.
Quelle est la blessure qui t’a le plus marqué ? Celle où tu as eu mal pour le joueur ?
Il y en a deux qui me viennent.
La première, c’est la finale du Mondial 2001, en France. Patrick Cazal se fait une grosse entorse. Il sort en pleurant, persuadé que c’est fini pour lui, et sans doute pour sa carrière internationale.
On a fait une chose qu’on ne fait jamais : on l’a strappé très fort et il est retourné sur le terrain. Et il a été décisif. Le lendemain, sa cheville était bleue, bien sûr, mais il avait contribué à la victoire. Triste pour la blessure, heureux pour l’homme et pour l’équipe.
Et plus récemment, il y a eu Kyllian Villeminot, à Orléans. Il rentre en jeu, et au bout de trente secondes, rupture du tendon d’Achille.
Je l’accompagne au vestiaire, je fais les tests, et je sais tout de suite. Je dois lui dire : « Malheureusement, c’est le tendon. » Il en avait déjà eu un de l’autre côté. J’ai eu beaucoup de peine pour lui. Ce genre de moment, c’est dur, même quand tu ne connais pas très bien le joueur.